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L'Intégration (1998-2004)
Quelques victoires redonnent pourtant espoir à une partie de la communauté
techno. Le tribunal administratif annule notamment la décision de
Marie-José Roig (alors maire d’Avignon), sur requête de l’association
Technopol formulée courant 1997. C’est ensuite le souhait de Jack Lang de
créer une manifestation festive et revendicative à Paris sur le modèle de
la Love Parade berlinoise. Cela n’est pas sans poser problème à Technopol
qui se voit confier le projet. Le groupe, sans moyens, avec des adhérents
sans culture d’action collective, doit d’abord résister à la tentative de
la société commerciale exploitant la Love Parade allemande de faire main
basse sur sa petite sœur parisienne, puis convaincre le ministre de
l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement.
Mais c’est dans le contexte du succès de la première Techno Parade de 1998
(250 000 personnes dansant autour de 38 tonnes sonorisées et des DJs comme
Laurent, Carl Cox, Manu le Malin ou Kojack) que le gouvernement promulgue
une circulaire signée par les ministres de l’Intérieur, de la Défense et
de la Culture. Cette circulaire reconnaît le caractère culturel de la
musique techno et force les forces de l’ordre à revoir leur mode
d’intervention.
La porte n’était pas fermée entre raves et free parties, mais le
développement des “ fuck ” (fêtes gratuites organisées en marge de
manifestations légales) installe les différentes scènes dans une attitude
de défiance. Ainsi les Boréalis, qui ont compté, avec les Planète des
Transmusicales de Rennes, parmi les plus belles raves en France, sont
mortes d’un manque de participants, partis danser gratuitement dans la
garrigue. Les gens préfèrent ne pas payer. Est-ce de la simple concurrence
? Est-ce une réponse originale et spontanée au système commercial de la
techno ?
Les raves et fêtes en clubs continuent de célébrer l’hédonisme, la
fraternité, le progrès, la joie et autres valeurs “ peace and love ”, même
si cela tombe dans un certain conformisme. Les free parties développent
une idéologie libertaire travaillée par une musique violente, la défonce
et la parano des persécutions policières et s’imposent par une esthétique
trash. Les “ teufeurs ” écoutent de la hard techno, du hardcore ou de la
jungle, portent des casquettes et des parkas militaires, s’habillent en
treillis “ baggy ” (large), se tatouent et se percent. Voilà le portrait
type du “ free parteux ”, appelé aussi “ petit pois ”. Les free sont loin
des origines noires de la house. Les raves se sont organisées autour de
groupes constitués, souvent une équipe organisée en structure. Les free
évoluent en “ sons ” ou “ sound systèmes ”. Le “ son ” est une communauté
égalitaire, le technicien est aussi important que le DJ. Il se réfère aux
thèses utopistes d’Hakim Bey et au principe de la zone d’autonomie
temporaire, soit “ taz ”, l’abréviation anglaise, qui est aussi une
appellation de l’ecstasy en français.
Quoi qu’il en soit, le mouvement des free parties aboutit à une logique “
jusqu’au-boutiste ” de la fête : faire la fête sans contraintes. Les
ravers se rangent, la Techno Parade en est une preuve, mais les “ teufeurs
” refusent ce qu’ils considèrent comme des concessions. Le caractère
politique des free parties prendra de l’ampleur jusqu’à son paroxysme
médiatique autour du dépôt de l’amendement de Thierry Mariani à l’été
2001. Celui-ci, en assortissant l’obligation de déclaration des fêtes
d’une possibilité de saisie immédiate du matériel de sonorisation, offre
un outil répressif absolument imparable. Quelle mouche a piqué le député
RPR du Vaucluse ?
Le sud de la France connaît des débordements spontanés, des fêtes non
autorisées, il y a parfois des dérapages que la presse locale rapporte
allégrement, tel ce “ teufeur ” sous acid qui tue son voisin au retour
d’une virée nocturne (Var Matin, 2002). Mariani exprime un ras-le-bol des
maires de zones rurales, le discours a un effet boule de neige. La droite,
au nom de la lutte contre l’insécurité, pousse le gouvernement de Lionel
Jospin, très mal à l’aise, à sévir contre les free. Et comme le mouvement
techno est poussé à encore plus de clandestinité, les incidents se
multiplient. Ainsi, huit morts sont à compter entre 1998 et 2002 (source :
ministère de l’Intérieur).
Depuis quelque temps, le ministre de l’Intérieur, Daniel Vaillant, disait
vouloir rencontrer des représentants du mouvement techno, mais n’avait pas
daigné leur parler directement. Finalement la réunion avec le ministre
arrive en septembre 2001, après la saison estivale, et donc trop tard. Et
quand elle a lieu, ce sont les organisateurs de la scène free qui décident
d’ajourner au prétexte que des organisateurs “ officiels ” sont aussi
présents, représentés par Technopol entre autres. Le clash entre “
illégaux ” et “ officiels ” est accompli, cette réunion est la première
d’une longue série de rendez-vous manqués. Porté par ses représentants les
plus durs mais aussi par quelques polémistes généralistes (dont Thierry
Meyssan, du Réseau Voltaire), ce refus de s’asseoir à la table dure près
d’un an.
Le Parti Socialiste perd ainsi progressivement les fruits de la
reconnaissance acquise avec la première Techno Parade. Le 3 mai 2002,
entre les deux tours, Lionel Jospin creuse un peu plus le fossé en signant
le décret d’application de l’article 53 de la Loi Sécurité Quotidienne,
inspiré de l’amendement Mariani, qui crée une nouvelle catégorie de fête.
Les fêtes produites par des personnes physiques ne disposant pas de
licence de spectacle réalisées sur des lieux publics en présence de plus
de 250 personnes (contre 1500 auparavant) sont désormais soumises à
autorisation du préfet. L’objectif du texte est le strict encadrement des
free parties. Il est même inscrit en annexe que les signataires de la “
charte de bonne conduite ” proposée par les autorités peuvent déclarer
leur manifestation quinze jours après la date butoir de ceux qui ne l’ont
pas signée. Comment Lionel Jospin a-t-il pu signer un tel décret avant le
deuxième tour des élections ? Le texte a par la suite été attaqué par
Technopol auprès du Conseil d’État, en vain jusqu’à ce jour.
Mai 2003, 80 000 personnes éparpillées sur un ancien aérodrome de l’OTAN,
dans le département de la Marne, constituent une zone d’autonomie
temporaire. Celle-ci a pourtant des airs de kermesse. On se croirait
presque aux Puces de Saint-Ouen, avec marchands de pipes rasta et baraques
de frites. La théorie de la fête libre génère parfois des Disney land pour
“ punks avec chien ” (autre expression pour dénommer les “ teufeurs ”).
Mais celle-ci est la première d’un genre nouveau puisque ce teknival est
autorisé mais surtout encadré par les services du ministère de
l’Intérieur. C’est que Nicolas Sarkozy a changé de stratégie. Il a pris en
compte l’expérience du teknival du col de Larche, au 15 août 2002. Cette
manifestation a démontré que les collectifs techno peuvent partir à
quelques mètres de la frontière, danser en Italie et jeter leurs poubelles
en France. Le teknival légal ou “ sarkoval ” procède de l’intention
louable d’offrir un cadre sécurisé à un mouvement social et culturel et de
celle, moins louable, de se faire de la publicité auprès d’une cible
dédaignée par la gauche. Nicolas Sarkozy crée ainsi une zone d’autonomie
temporaire du droit français par le “ fait du prince ” et devient ainsi
l’organisateur des plus grosses fêtes techno du pays. Cette logique de
“ réduction des risques ” – argument avancé par Emmanuelle Mignon,
conseillère technique de l’ex-ministre de l’Intérieur – réussit en deux
ans à limiter le nombre de blessés et de morts, mais aussi le nombre de
manifestations techno, qui passe de 582 en 2002 à 375 en 2003 (source :
ministère de l’Intérieur).
Depuis 2001, la scène free s’est constituée en collectifs régionaux,
eux-mêmes réunis en un collectif national qui dispose de quelques
représentants, dont Lionel Pourtaud, sociologue doctorant au Centre
d’Etudes sur l’Actuel et le Quotidien de Michel Maffesoli. Il en est le
porte-parole efficace. Le collectif des sound systèmes est pourtant avant
tout un collectif informel de collectifs informels, selon la logique même
de la “ free party ”, qu’il faut traduire comme “ fête libre ” et non
comme “ fête gratuite ”. Il a accepté de dialoguer, non sans mal, avec la
place Beauvau, parce que la main a été tendue – les transports des
représentants sont remboursés par le cabinet Sarkozy alors que ce n’était
pas le cas avec celui de Daniel Vaillant. Le premier sarkoval de mai 2003
crée un précédent dans le rapport entre fête et institutions parce que le
politique supplée à la désorganisation d’une communauté culturelle au nom
de la sécurité, ce qui pousse les organisations techno qui respectent la
loi dans une profonde dépression.“ Même si l’ordre de la fête se présente
contre le pouvoir, les acteurs de la fête ne prennent conscience de son
rôle politique qu’après la fête ” rappelle Lionel Pourtaud. Ce théoricien
de la fête libre en France constate les progrès réalisés par les “
teufeurs ”, malgré la rareté des fêtes de petite taille en dehors des deux
ou trois teknivals organisés avec le soutien du ministère de l’Intérieur.
Les technoïdes n’ont pas été nombreux à manifester contre l’amendement
Mariani pendant l’été 2002, devant l’Hôtel de Ville de Paris et sur le
parvis de la BNF. La mobilisation est faible pour prendre la parole dans
la rue, alors qu’un petit nombre de personnes peut réunir plus de 50 000
personnes dans un champ par une infoline. Lionel Pourtaud avance que la
free party innove dans la reconnaissance d’un mouvement jeune non
structuré qui refuse la télé-réalité et lui préfère la “ communauté sonore
” des murs d’enceintes crachant hard techno et hardcore. Mais la
politisation du danseur de free party est peut-être un mythe, il
concrétise rarement sa participation à la fête par une appartenance
politique ou même associative. Aujourd’hui les acteurs de la free party
connaissent eux-mêmes une scission, comme la techno quelques années
plutôt, entre les partisans d’une indépendance totale et ceux qui
profitent de l’assistanat des pouvoirs publics. Sans compter la scission
entre ceux qui veulent vivre de leur pratique artistique et ceux qui
considèrent la fête comme un passe-temps du dimanche. Les teknivals
autorisés offrent des conditions idéales : on ne paye pas le terrain, ni
aucune taxe et aucun salaire, la sécurité est assurée par les gendarmes,
les WC et les points d’eau sont offerts par les services techniques
préfectoraux. Ce système dérogatoire, validé par le Conseil d’État, qui
déboute en mai 2004 l’association Technopol dans sa demande d’annulation
du décret d’application créant le régime juridique des free parties, vivra
le temps de la volonté politique nécessaire mais crée des inégalités
énormes et place la “ free ” dans le champ de l’action sociale plutôt que
culturelle (3).
Le temps de la musique engagée politiquement est révolu. Pour certains
pionniers de la techno, la fête dite libre est morte. Ils rejettent
désormais la “ free ” pour créer leur zone d’autonomie temporaire sans
l’appui de l’État. De plus, la musique électronique ne saurait se résumer
à la free, d’autres tendances musicales électroniques existent et
proposent des fêtes d’autres manières. La trance, versant le plus
psychédélique, voyage toute l’année autour de la planète et crée des
Woodstock techno. La house, la jungle, le break beat, le hardcore et l’electronica
vivent de leurs petites et grandes manifestations et participent
activement à une variété musicale que le teknival ne connaît pas.
Peut-être le temps de la raison est-il bientôt arrivé pour la techno ?
Peut-être est-il temps de passer à autre chose ?
3. Lire sur cette question les textes d’Etienne Racine,
ethno-sociologue et auteur du Phénomène Techno (éditions Imago), qui
publie régulièrement des points de vue dans Le Monde et Libération.
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